Jean-Pierre Cros-Mayrevieille et la Cité

Claude Marquié a écrit plusieurs articles sur Jean-Pierre Cros-Mayrevieille et la Cité de Carcassonne ainsi que sur ses relations avec Viollet-le-Duc. Les différents numéros du journal La Dépêche qui publient ses écrits sont les suivants avec un lien permettant de les consulter sur le site de La Dépêche : :

  • 09/10/2011 : 1903 : la Cité vue par A. Cros-Mayrevieille.
  • 15/12/2013 : J.-P. Cros-Mayrevieille, entre Carcassonne et Narbonne : 1853-1876.
  • 07/01/2018 : Carcassonne. Jeanne d’Arc et Viollet-le-Duc.
  • 15/11/2020 : Jean-Pierre Cros et Viollet-le-Duc (1840-1852).
  • 22/11/2020 : Jean-Pierre Cros de l’ombre à la lumière (1852-1914).

La photographie ci-dessous est tirée de ce dernier article :

Rue Trivalle : la maison natale de Jean-Pierre Cros et l’immeuble pseudo-Renaissance érigé par son fils. Photo de Claude Marquié

Cros-Mayrevieille et la Cité

Le 31 août 1810, il y aura donc bientôt deux cents ans, naissait rue Trivalle celui que l’on peut considérer comme le sauveur de la Cité, Jean-Pierre Cros, qui ajoutera à son nom celui de la plaine Mayrevieille, la propriété qu’il mit en valeur. Après de brillantes études juridiques à Toulouse, il se passionne pour le sort de la Cité, laquelle avait bien besoin que l’on s’intéressât à son sort, car elle n’avait plus d’intérêt militaire et elle était habitée par de pauvres ouvriers de l’industrie textile.

- Le retour du Moyen Âge

Cependant, vers 1830, avec la vogue du Romantisme, l’opinion commence à s’intéresser aux vestiges du Moyen Âge, notamment en 1837, la commission des arts et sciences. À l’initiative de cette démarche, on trouve Jean-Pierre Cros qui va désormais multiplier les efforts afin de sauver la forteresse. Il découvre bientôt la chapelle de l’évêque Radulphe, bâtie au milieu du XIIIe siècle à l’extrémité sud du transept de Saint-Nazaire, et obtient en 1838 le classement de Saint-Nazaire, dont les restaurations sont bientôt confiées à Viollet-le-Duc, l’État fournissant 90 % des sommes nécessaires.

Le désaccord avec Viollet-le-Duc

De 1844 à 1852, les relations entre J.-P. Cros et Viollet-le-Duc sont excellentes, mais dès 1856 le Carcassonnais disparaît de sa ville pour habiter Narbonne, où l’a attiré son mariage. Il est en complet désaccord avec la manière dont l’architecte mène les travaux : « Il s’agissait d’empêcher le monument de tomber, de veiller à sa conservation en lui maintenant ses caractères primitifs. On a construit, on a refait à neuf, on a démoli pour reconstruire ».

Or, pour Viollet, la Cité est un lieu de réflexion sur l’architecture médiévale qui doit permettre de reconstituer le monument tel qu’il devait être à la fin du XIIIe siècle. Entre les deux hommes, les armes n’étaient pas égales : même la Ville et ses érudits abandonnèrent le héros local jusqu’à la fin du XIXe siècle, où, avec les mouvements régionalistes, resurgira l’image du sauveur de la Cité.

Diverses manifestations doivent avoir lieu dans les semaines qui viennent pour marquer l’anniversaire de la naissance de Jean-Pierre Cros ; il est souhaitable qu’elles connaissent un franc succès.

Réf. : Satgé (Ph.), Vivre à l’ombre du grand chantier, dans La Cité de Carcassonne, Granger, 1999.

1903 : la Cité vue par A. Cros-Mayrevieille

Le bicentenaire de sa naissance a ravivé le souvenir de Jean-Pierre Cros-Mayrevieille « sauveur de la Cité », dont la restauration fut entreprise ensuite par E. Viollet-le-Duc. Au début du XXe siècle, un demi-siècle après le début des travaux et vingt ans après la mort de ces deux personnages, on pourrait penser que le monument présentait à peu près l’aspect que nous lui connaissons. Or, un texte datant de cette époque montre qu’il en allait autrement, même si, pour l’essentiel, les tours et les remparts avaient été restaurés.

Antonin Cros-Mayreviei1le (1855-1929), l’un des deux fils de Jean-Pierre, joua un rôle important dans les manifestations de la fin du XIXe siècle en l’honneur de son père et fut conseiller général de Carcassonne-Est. À ce titre, il présida une Commission permanente de la Cité composée de six élus et de trois personnalités, ce qui lui permit de présenter à l’assemblée départementale un rapport qui nous fournit une description fort intéressante de la forteresse.

Un sens unique pour la visite ?

Au fil des pages, nulle part n’apparaissent les habitants de la citadelle, car Antonin Cros est guidé essentiellement par l’intérêt touristique que présente le monument à une époque où cette activité prend son essor, et voudrait que les visiteurs aient à leur arrivée une vue d’ensemble claire, ce qui l’amène à concevoir pour la Cité un socle gazonné. De plus, « une partie infime de notre incomparable monument est seulement montrée et de nombreux visiteurs quittent Carcassonne sans avoir pu voir complètement la Cité », alors que le rapporteur désire qu’ils puissent en faire une visite complète.

Aussi, préconise-t-il d’imposer un sens pour le parcours : entrée par la porte d’Aude, « la plus convenable », puis circulation en allant successivement vers l’Ouest, le Midi, l’Est, et le Nord, enfin, sortie près du château, à la tour du moulin d’Avar, voire par la tour Saint-Nazaire ou par la porte Narbonnaise.

Sous cette condition, et en augmentant le nombre de gardiens, la visite des tours de l’enceinte intérieure devrait être libre, sauf quelques exceptions portant sur les tours de l’Evêque, de Saint-Nazaire et du Tréseau ainsi que pour la porte Narbonnaise : les visiteurs seront alors accompagnés d’un gardien. Ces recommandations et ces conseils s’expliquent par les obstacles que les touristes rencontrent dans leur parcours entre les deux lignes de défense, obstacles provenant des travaux de restauration en cours, mais le lecteur est surpris que l’entrée ne se fasse pas par la porte Narbonnaise, la seule carrossable hier comme aujourd’hui ; nous verrons prochainement pourquoi.

Réf. : Rapport présenté au conseil général de l’Aude au nom de la Commission permanente de la Cité par A.Cros-Mayrevieille Carcassonne.1903

J.-P. Cros-Mayrevieille, entre Carcassonne et Narbonne : 1853-1876

À partir de 1839, Jean-Pierre Cros s’est beaucoup investi pour protéger la Cité, mais il est fort déçu quand, en 1852, la restauration en est confiée à Viollet-le-Duc, avec lequel il n’est pas d’accord sur les travaux à accomplir.

Il est très possible que soit liée à cette désillusion sa décision de se marier, l’année suivante, à 43 ans, avec une Narbonnaise, Joséphine Montagnac, qui lui apporte une dot de 150 000 francs et « en espérance » une demi-douzaine de domaines souvent plantés en vignes à travers le département. La famille de l’épousée possède assez de biens pour que le frère de la mariée, propriétaire à Bages et à Mailhac, vende sa récolte par l’intermédiaire de courtiers à Mâcon et à Chalon.

Dans le quart de siècle qui suit, Jean-Pierre Cros vient parfois à Carcassonne où il transforme La Maire-Vieille en jardins potagers, mais il se fixe à Narbonne, allant jusqu’à démissionner de la Société des arts et sciences, malgré les efforts de ses amis qui regrettent sa disparition du chef-lieu.

Son principal centre d’intérêt est désormais la terre : dès 1953, il envisage l’achat à Villepinte d’une propriété de 350 ha que veut vendre Armand Rolland du Roquan « fatigué d’agriculture », mais il se tourne également vers La Franqui où on lui signale la coexistence de bains de mer et de salins.

Dans la vingtaine d’années qui lui reste à vivre, il se prononce pour la modernisation de l’agriculture, ce qui l’amène à regretter les réformes dues à la Révolution comme l’abolition du droit d’aînesse et la confiscation des biens du Clergé, qui ont été une atteinte à la grande propriété.

Son conservatisme politique s’affirme dans son éloge des paysans qui « sont plus attachés à la religion, ont plus de moralité ». On est désormais bien loin du Jean-Pierre Cros qui, dans les années 1830-1840, exaltait l’industrie, le commerce, les chemins de fer, bref le monde moderne en gestation au XIXe siècle.

Réf. : Marquié (C.), J.-P. Cros-Mayrevieille, témoin et acteur de son temps, Les cahiers des amis de J.-P. Cros-Mayrevieille, 2011.

Carcassonne. Jeanne d’Arc et Viollet-le-Duc

« La Balade nationale », premier tome récemment paru d’une « Histoire dessinée de la France » (Éditions La Découverte), associe un historien connu et un dessinateur de qualité qui mettent en scène six personnages historiques parcourant la France pour proposer une lecture originale du récit national.

Quand le petit groupe arrive devant la Cité, l’historien Jules Michelet (1798-1864) s’extasie devant cette réalisation du Moyen Âge, ce qui provoque une énergique réaction de Jeanne d’Arc : « C’est un peu curieux, c’est une ville du Moyen Âge, mais moi qui en viens je lui trouve quelque chose d’étrange ».

Michelet lui explique alors que Viollet-le-Duc a reconstruit au XIXe siècle la place forte, « telle qu’il supposait qu’elle était vers la fin du XIIIe siècle, moment qu’il considérait comme celui de la perfection technique ». Et il développe son argumentation en citant l’architecte : « Restaurer un monument, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui pouvait ne jamais avoir existé à un moment donné ».

Et l’historien d’ajouter que, pour le XIXe siècle, l’art gothique, l’art français par excellence, constituait l’essence même de la nation, ce qui a guidé Viollet dans ses choix. Ce à quoi riposte aussitôt Jeanne, pour laquelle il y a eu trahison du Moyen Âge : « De mon temps, la question de l’essence de la nation ne se posait pas ! ». De son côté, Marie Curie pense que « figer le temps à un moment de prétendue perfection est une notion très subjective ».

Outre la contestation du récit national, ces pages font revivre le débat de l’époque entre Viollet et Jean-Pierre Cros-Mayrevieille, à l’origine de l’intérêt porté à la Cité. En 1856, le Carcassonnais affirmait à propos de la restauration en cours : « Il s’agissait d’empêcher le monument de tomber, de veiller à sa conservation en lui maintenant ses caractères primitifs. On a construit, on a refait à neuf, on a démoli pour reconstruire ».

Il est intéressant de noter que cette position de J.-P. Cros serait probablement celle des actuels restaurateurs, qui pensent que leur travail s’arrête lorsque commence l’hypothèse.

Jean-Pierre Cros et Viollet-le-Duc (1840-1852)

En 1830, l’essor du Romantisme contribue à la création par François Guizot, ministre de Louis Philippe, d’un poste d’ingénieur général des Monuments historiques bientôt confié à P. Mérimée. Peu après, le ministre met en place une Commission des Monuments Historiques, chargée de conserver la mémoire nationale en associant à cette tâche les notables de province.

En application de ces directives, en 1836, le préfet de l’Aude commande au maire de Carcassonne la mise en place d’une société savante qui devra rassembler objets anciens et œuvres d’art dans un musée. Cette Commission des Arts et des Sciences, composée de notables nommés t peu au fait des questions patrimoniales accueille cependant avec faveur Jean-Pierre Cros, féru de recherches archéologiques, qui découvre en 1839 dans Saint-Nazaire le tombeau de l’évêque Razouls. Nommé l’année suivante inspecteur des Monuments Historiques, il entreprend le sauvetage de la cathédrale et fait appel à Viollet-le-Duc, devenu seul responsable du chantier en 1844.

Passionné par l’histoire de la Cité dans son ensemble, J-P Cros considère que son apogée, situé à l’époque des Goths, a été suivi par une longue décadence. Pour lui, toutes les époques ont laissé des vestiges qu’il faut conserver sous la forme d’un musée de l’artillerie en plein air, car les techniques de siège préservées vont des Romains à Vauban en passant par les Goths et les Sarrasins.

Or, en 1852, c’est Viollet-le-Duc qui est chargé de la restauration de l’ensemble de la forteresse, et il désigne comme chef des travaux Guéraud Cals ; J-P Cros, ulcéré, quitte définitivement Carcassonne pour Narbonne.

En effet, le projet de Viollet n’a rien à voir avec le sien : il s’agit de créer une ville fortifiée du XIIIe siècle en faisant disparaître celle visible à son époque, comme en témoigne Jean Lépargneur en 1912 : « Les jours où les déplacements me faisaient passer par Carcassonne, je ne manquais jamais d’aller rendre visite à la poterne de la tour Crémade. Un jour je vins comme d’habitude : ma poterne avait disparu ».

Pourquoi et comment les vues de l’architecte parisien avaient-elles supplanté celles de notre compatriote ?

Jean-Pierre Cros de l’ombre à la lumière (1852-1914)

Entre les deux projets visant à restaurer la Cité précédemment évoqués, les élus et les notables carcassonnais choisirent sans état d’âme celui de Viollet-le-Duc au détriment de leur compatriote Jean-Pierre Cros. L’architecte parisien, bien en cour, disposait des fonds fournis par Napoléon III et l’impressionnant chantier permettait de remédier au chômage qui sévissait. En outre, la pensée de l’architecte suppléait à celle des Carcassonnais qui ne savaient que faire du monument, si ce n’est à en vendre les pierres : en rendant la Cité visible, Viollet suscitait l’enthousiasme du maire Coste-Reboulh, lequel dans la nécrologie qu’il lui consacra va jusqu’à le qualifier de « magicien sublime ».

Par contre, Jean-Pierre Cros fut oublié pendant quarante ans, et il fallut attendre 1893 pour que la Société des Arts et des Sciences décidât de faire les portraits de ses présidents, en commençant par le premier, ce que réalisa Emile Roumens deux ans plus tard. On apprend à cette occasion que Jean-Pierre Cros est considéré comme le sauveur de la Cité, et cette réhabilitation est confirmée en 1910, à l’occasion du centenaire de sa naissance. Le 31 juillet, un buste est inauguré devant le 77 rue Trivalle, maison construite par son fils dans le style du XVIe siècle et mitoyenne de sa maison natale, le tout accompagné d’un discours du président de la Société et d’un médaillon réalisé par Jane Rouquet. L’année suivante, le 23 septembre, le buste est installé à la Cité, sur la place du château.

Parallèlement, Viollet-le-Duc était critiqué depuis la fin du XIXe siècle par des archéologues qui lui reprochaient d’avoir massacré Saint-Nazaire et d’avoir réinventé une ville médiévale qui n’était qu’un simulacre trompeur. En particulier, la question de la couverture des tours vit bientôt deux camps s’affronter car l’architecte, les trouvant toutes découvertes en 1852, les avait dotées d’ardoises, vivement critiquées par des Méridionaux attachés aux tuiles traditionnelles.

Ce débat n’était pas clos en 1914, mais la Cité restaurée engendrait bien d’autres prises de position.

Réf. : Piniès (J.-P.), dans J.-P. Cros-Mayrevieille, journée d’études du 9 décembre 2010, A.D. Aude, 2011.